jeudi 6 octobre 2011

La route du bout du monde

Pour moi, aller vers la mer c’est rouler vers l’ouest. C’est peut-être le plus dérangeant quand on vient au Québec : tout d’un coup le soleil vous a joué un tour. On roule quand même vers la mer, on ne la voit pas mais on sait qu’elle est au bout de la route, et ce très mystérieux rapport – parce qu’on n’y pense pas, on n’imagine même pas que ça ait pu rejoindre votre conscience – entre le moment, la direction et le soleil qui se lève dans votre dos ou se couche dans votre pare-brise, ce qu’on avait intérieurement intégré depuis toujours a basculé : pour aller vers la mer, il faut rouler vers l’est, et pourtant c’est la même mer.
En venant vivre un an au Québec (mais j’ai appris là-bas qu’il existait des noms bien plus anciens pour le désigner comme pays), ce ne sont pas les villes qui ont été la découvert – même si Boston, New York, Toronto et Montréal vous apprennent autrement l’Amérique, parce que c’est en Amérique qu’on vit –, Québec vous apprend d’abord son fleuve, parce que je ne savais pas qu’un fleuve pouvait être ainsi.
Par exemple, ici, en France, avant le partir, ce fleuve avait un nom. Une fois là-bas, je doute d’avoir jamais entendu prononcer ce nom chrétien qu’il porte sur les cartes chrétiennes (je ne me considère pas comme chrétien, je n’ai pas de dieu et déteste tout discours qui s’en revendique). À quoi bon nommer un fleuve, s’il n’y en a qu’un ? On nomme les rivières qui le rejoignent, mais elles se ressemblent toutes, surgissant transparentes d’entre les épinettes : alors elles ont gardé le nom plus ancien, le nom que leur donnaient celles et ceux qui pour l’hiver les remontaient jusqu’au campement de trappe.
Toute une année je n’ai pu me déprendre d’être fasciné par ce fleuve, dans sa manière grise miroitante si le ciel est gris, dans sa manière puissante et sombre et noire si le ciel est au noir, dans son éblouissement tranquille et calme si c’est le printemps continental qui s’installe – on l’a vu dans la glace, on a attendu des traversiers à son bord, là où il respire par des marées, on a remonté son cours dans un bateau affrontant vagues et vents, on a appris où finissait son échange avec la mer, estuaire qui vient finir à plus de mille kilomètres de l’embouchure : qu’est-ce que ça signifie, pour nos petites dimensions d’Europe ?
Et c’est par le fleuve qu’on a découvert la route – la route qui longe le fleuve, l’accompagne. Dans les anciens récits (il ne faut pas remonter loin : par exemple, à quelques dizaines de minutes de voiture de Québec, au bout de l’île d’Orléans, il y a un bouquiniste, et j’ai trouvé toute une suite de livres sur Anticosti), les voyages entre Montréal et Québec, entre Québec et Anticosti se faisaient encore il y a moins de cent ans uniquement par bateaux, le fleuve était à lui-même sa propre route, c’est seulement les camions qui ont inventé la 138.

J’avais eu un avant-goût un an plus tôt, en venant vers Moncton et Halifax. L’avion à hélice qui survole ces étendues sans limite de vert sombre troué de lacs aux formes chacun différentes. Puis les heures de route quand on vous emmène, que la route est toute droite, qu’elle est bordée d’une forêt sans jamais de chemin ni trouée, sinon pour les pylônes et lignes électriques. Je saurai seulement plus tard qu’à la jonction de la forêt et des eaux on peut remonter pour vivre : quand c’est en voiture, la forêt paraît infinie, mais aussi infiniment stérile – à moins de quelques animaux morts, écrasés par les camions, et qui ne sont pas les animaux dont l’Européen est familier.
Ce qui était étrange, entre Moncton et Halifax, c’est d’entendre des façons de prononcer la langue que je retrouvais telles que dans ma Vendée d’enfance. En cinquante ans, nous avons perdu cette façon de rendre les diphtongues qui perdurait depuis cinq cents ans dans nos pays du bord de l’eau, les pays face à l’ouest. Ici, ces parlers continuaient : on me disait que les navigateurs partis de ces lieux miens savaient naviguer seulement à latitude fixe, qu’ils allaient tout droit et s’installaient là. À Baie Saint-Paul, je m’arrêterais souvent à cet endroit où on avait témoignage que Jacques Cartier avait mouillé : paysage d’eau et d’arbres dont il semble qu’en cinq cents ans, comme la langue acadienne à Moncton, rien n’ait changé. Celui-ci avait remonté le fleuve, mais plus avec la même langue : la langue qui se parle à Québec n’est pas celle que je reconnaissais pour mienne à Moncton.
On pourrait faire tenir en France, en la serrant un peu, en diagonale, toute la 138, par exemple en partant tout droit de Menton pour aller jusqu’à Dunkerque. Peut-être même qu’une route inventée, comme ça, qu’on tirerait à la règle sur les cartes, comme on ferait plus tard avec les lignes de train à grande vitesse, passerait comme eux dans très peu de villes, à l’écart de tout, et principalement de Paris, puisque ce qui caractérise d’abord notre pays c’est que tout y est concentré en étoile, depuis la zone urbaine principale qu’est Paris. Mais, dans nos paysages de collines et de bois, à part quelques zones dans le Morvan (si on s’en tient à cette route droite en diagonale qui irait de Menton à Dunkerque), il n’y aurait jamais deux kilomètres sans apercevoir un signe du travail humain, de ce paysage transformé par le travail humain. C’est la violence et la majesté des paysages d’Amérique : la route même, la 138 toute mince et droite, s’y glisse sans les changer, retient ses signes (motels, marchands de SkiDoo, églises et quelques maisons) qui garde ses signes accrochés à elle, pour se pousser plus loin jusque tout au bout où elle s’arrête.
C’était un rêve, d’aller là où elle s’arrête. Au bout d’un an d’Amérique, on a la liste de tous nos rêves, comme ça, nos rêves d’Européens, nos rêves inventés sur les cartes et dans les livres, les rêves qu’on a pas réalisés. Parce qu’une année ça passe vite, parce qu’on n’était pas là-bas en vacances, parce que surtout on n’avait pas compris l’étendue, la spatialité.
Cette première fois qu’on avait loué une voiture, et qu’on y comprenait même rien à la boîte automatique : c’était si simple, sur la carte, de suivre la 138, d’aller là et puis là. Nous sommes d’un pays où passer ses vacances à tel endroit et revenir à un autre, aller au bout de l’ouest à Ouessant et puis revenir, c’est toujours l’affaire d’une nuit au plus. On n’avait pas compris le déploiement de l’échelle.
Voyage pour rien ? Non. On a appris la 138. On a appris un bout, un petit fragment, de la 138. On a appris le fleuve, un bout, un petit fragment du fleuve. On n’a pas appris la forêt ni l’hiver : à Mashteuiatsh, on a appris qu’on ne les savait pas, qu’on ne pourrait savoir. On a appris par le contact direct de celles et ceux qui savaient, et dont on supposait à peine que ce savoir pour nous lié à l’origine de ce rapport de l’homme à son paysage, venait rejoindre le temps contemporain. par d’autres textes comme celui-ci.

Nous n’avons pas été au bout de la 138 : je me souviens avoir photographié un jour, un matin de septembre qu’il pleuvait, cette station d’essence aux Escoumins. Et quelques semaines plus tard, à la fac de Québec, avoir découvert par un texte lu à voix haute que cette même station d’essence était la porte d’un autre pays, bien plus loin, dont je ne saurais rien, mais que j’apprendrais
Nous ne sommes pas allés au bout de la 138, mais nous avons beaucoup roulé sur la 138. Souvenir d’un jour d’hiver, avec une tempête sur Québec au loin, plein ouest puisqu’on revenait, et que soudain le soleil très bas, diffractant à ras des montagnes du nord, avait éclairé par en-dessous, dans une lumière jaune verte de fin du monde, l’étouffement bas des nuages.
Avoir un peu mieux compris l’espace, ce qui nous est concédé d’espace sur la vieille terre ronde, âgée et commune, par la 138. Avoir un peu mieux compris qui on est, les hommes, et ce que chacun de nous porte en soi de l’expérience globale de tous, et du très ancien temps de cette expérience de tous, par la 138 et ceux qu’elle rejoints.



1 François Bon | www.tierslivre.net
2 François Bon | www.tierslivre.net