mercredi 18 avril 2012

Ce soir-là

C’est ce soir-là, derrière une maison blanche, un peu vieille, un peu comme on en voit partout dans les réserves, assise sur une planche en bois que des hommes avaient posée sur des buches. C’est ce soir-là, encore complètement à jeun, assise là, avec ma sœur plus vieille, un peu excitée, par la nouveauté de cet instant jamais vécu, un peu nerveuse. Je parlais à mon oncle, mon oncle aux cheveux long tressés, qui adore parler politique, mais qui comme tout le monde, a d’autres soucis, sa femme et ses enfants, son travail d’intervenant, l’argent, des soucis comme partout ailleurs. J’ai toujours été attachée à cet oncle, le frère de ma mère, parce qu’il parle bas, regarde ailleurs lorsqu’il s’adresse à toi et c’est un artiste, mon oncle. Il sculpte le bois. Il taille des visages, celui de mon grand-père, des visages facilement reconnaissables pour ceux qui ont connu le modèle original. Il fabrique des tambours, et il grave des vagues, des figures d’animaux sur le cercle de bois. Il est artiste, parce qu’il fabrique tout en sachant que chacune de ses œuvres est unique. J’ai voulu un été, aller dans une boutique du Vieux-Québec, proposer ses sculptures aux marchands. Je leur aurais dit : une vrai sculpture d’indien, rien à voir avec les ours de la Chine, une vraie que vous pourrez vendre à un touriste riche, qui sans rien savoir de la valeur sentimentale, l’achètera, parce qu’un vrai indien l’aura fait. J’imaginais le visage sculpté de mon grand-père dans une maison d’une famille prospère à Paris, ça me faisait sourire. Je l’aime, mon oncle, parce qu’il artiste et parce qu’il parle bas. Je déteste les voix criardes, les gens pressés, qui rient et parlent fort. J’aime le calme, même dans une ville, même dans une rue très passante, je ne veux pas courir, je veux marcher et fumer une cigarette. On était assis là, ma sœur, mon oncle, sa femme et moi, sur le banc en bois, je fumais à côté d’un feu qui nous réchauffait. Même en juin, il fait froid là-bas. Je pensais à des choses stupides, l’odeur de la fumée colé à mes vêtements qu’il faudrait nécessairement laver le lendemain. Mon oncle, un autre oncle, le mari d’une de mes tantes, lui il portait des lunettes de soleil même s’il faisait presque noir, il était là, souriant, confiant. Il parlait à beaucoup de gens, mais c’était évident qu’il voulait simplement regarder le feu et attendre en silence. Il s’était présenté comme conseiller, il adorait parler politique, malgré les soucis communs. Lorsqu’il parlait, il constatait les lacunes de sa communauté, proche des gens pauvres et des vieux désabusés, il voulait voir les hommes travailler, parce qu’il savait d’expérience que le travail est la plus méritoire des récompenses. Il était là-bas, et je savais qu’il gagnerait, parce qu’il était lui, un homme avec une seule parole. Les gens en cercle. Je cherchais à reconnaitre le plus de visages possibles. Il y avait des vieux, assis à l’intérieur. Les aînés comme on dit, parce qu’ils ont passé l’âge de veiller dehors, autour d’un feu, et parce que lorsqu’on a une descendance tellement nombreuse, de petits-enfants et de petits-petits enfants, il est nécessaire que leur visage soit éclairés par une lumière plus claire que celui des flammes, pour les reconnaître, pour embrasser leurs joues. J’étais partisane, pour la première fois de ma vie, j’avais voté pour élire un Conseil de bande. J’étais dans un parti, assise avec ma sœur, j’avais pris position le matin même. Je voulais que ma tante soit élue chef. Je voulais que mon oncle, pas l’artiste, le mari de ma tante soit élu conseiller. Je m’étais isolée dans la petite cabine blanche le matin, pour eux, pour moi, parce que j’aimais leurs mots et parce que je leur faisais confiance dans la gouvernance, dans ce Conseil. Ce soir-là, nous étions une centaine derrière une maison blanche. Nerveux. Excités. Nous attendions les résultats de l’élection, la radio communautaire l’annoncerait vers onze heures. J’étais assise à côté de mon oncle artiste et j’avais tellement envie de lui dire que ses œuvres se vendraient cher dans les boutiques du Vieux-Québec, achetés par des vieux riches qui diraient que ceci a été fait par un vrai indien. Mais je n’avais pas le courage. J’avais peur qu’il me trouve idéaliste ou naïve. Je déteste la naïveté, c’est une autre manière de dire stupide. Nous attendions. L’attente était visible sur tous les visages, réunis là. Nous étions une centaine. Puis sont arrivés les résultats. Au départ, il y a eu l’annonce du chef. Pas ma tante. Je l’ai cherché des yeux, mais j’étais si anxieuse pour mon oncle, j’ai continué à écouter. Les conseillers. Un à un. Mon oncle, pas élu. Je l’ai regardé, il était à côté moi, quelques secondes. Nous avions perdu. Les gens se sont dispersés. J’ai embarqué dans une voiture, sachant qu’ailleurs il y avait une fête. J’ai pris une bière. Là-bas, il y avait une immense scène, des groupes de musiques invités, de la bière, plus de cinq cent personnes. J’ai pris une autre bière. Je l’ai bu très vite. Partout, les gens offraient des bières. Ils avaient gagné. Moi, je buvais des bières, j’avais perdu. C’est ce soir-là que j’ai cessé de croire au pouvoir des idées, constatant que la fête la plus grande nécessairement invite le plus d’électeurs. J’ai cessé de croire, naïvement, à la politique.