lundi 12 septembre 2011

Connaître tes mots

Le train est bondé. Les enfants courent sur le passage étroit entre les deux rangées de banquettes qui se font face les unes aux autres. Les plus jeunes sont couchés sur le tissu épais, ils dorment les poings fermés et le souffle doux. Les plus vieux jouent aux cartes sur les tablettes repliables. On entend le rire et les termes familiers de la chasse. Dehors, c’est l’hiver et le vent du Nord déferle sur les arbres enneigés. Dans la chaleur des wagons, on se parle de tout de rien, parce qu’on se connait. J’ai onze ans.

Tu es assis en face de moi. Tu regardes la forêt défiler. Tu es vieux. Peut-être un peu trop pour faire ce long trajet qui dure toute une journée. La brièveté des séjours dans le bois est devenu nécessaire depuis que tes os te font souffrir. Les cheveux blancs, les yeux comme des fentes. La peau brune à cause de la vieillesse. Les rides sur ton visage, des écorchures ou une histoire. À cet instant, tu me parles, marmonnes une langue lointaine. Un léger tremblement aux mains quand tu pointes les bois, les montagnes, Nutshimit la terre du centre. J’ignore ce que tu tentes de me dire. Je comprends à peine tes soupirs et tes yeux embués. Je t’écoute. Je te regarde, les yeux ronds, et difficilement, peu à peu un mur s’abat.

Je voudrais tant savoir tes mots. Les inscrire à jamais dans ma mémoire. Les garder comme on garde la vie à l’intérieur de soi. Comme on garde le courage devant l’incertain. À mon tour, connaître les choses dont tu parles. Même les connaître abstraitement, sans les avoir touché, les voir de tes yeux.

C’est comme si c’était la première fois. D’immenses épinettes encerclées par la neige épaisse. Je remarque le lointain. La ligne d’horizon bleutée. Le lent continuum d’un paysage sauvage, inaltéré. Je sais que tout ceci est parfait. Dans ton esprit éraflé par les années, peut-être tentes-tu de me léguer ta mémoire. Peut-être y-a-t’il un autre chemin derrière cette pureté. Plus rugueux, avec plus d'embûches, plus difficile à préserver de l'ignorance. Peut-être connais-tu l’issu de ce chemin.

Plus tard, ils me diront comme tu étais un grand homme. Un savant. Un érudit de la chasse. Un phénomène dans l’art du tambour. Un arpenteur lorsqu’il s’agissait de reconnaître les droits Innus. Un dictionnaire humain comme ils me diront. À moi, parce que j’aurai voulu, à cause de ces mots incompris, écrire ta vie. Mushum, Grand-Père.