samedi 24 novembre 2012

Le visage

Nous avons reçu l’appel vers la fin de l’après-midi. Ma mère faisait à souper. J’étais dans ma chambre. Je dessinais. C’était un visage de vieille femme. Je me rappelle exactement les rides que je lui traçais sur le front. C’étaient des vagues, des dizaines de vagues. Celles que trace le froncement des sourcils d’un regard sévère. Je pensais à ma grand-mère. Sa force de caractère et je traçais des vagues, parce qu’elle me manquait. Ma mère a crié très fort pour que mon père accoure très vite. Elle a dit je ne comprends pas. Elle pleurait. Mon père a pris le combiné. Il a écouté. Il a regardé ma mère. Il a dit, à elle ou à l’autre au bout du fil on y va. Mon petit frère jouait dehors. Moi j’étais descendu, parce que tout ça m’avait alarmée. Elle avait dit tu viens. Pas comme une question, un ordre. Et parce qu’elle pleurait, parce que de la voir vu pleurer si rarement depuis mon enfance, ça me déracinait complètement, j’avais mis mes sandales et je suis entrée dans la voiture en silence, les larmes aux yeux et le cœur fou. Mon petit frère voulait savoir pourquoi il devait absolument nous suivre. Personne ne voulait parler et elle pleurait. Mon père fronçait les sourcils. Peu importe ce qu’il s’était passé, je ne voulais pas savoir. Je suis une lâche, jamais eu de courage face au drame. Quand la vie te berce, tu ne penses pas que les bras fatigués puissent te laisser tomber sur le sol. Quand elle est douce, on ne veut pas d’un goût amer dans la bouche. Alors je pensais à autre chose. Au dessin inachevé, au regard de ma grand-mère, à sa manière de coudre tranquillement et à son pain chaud qui cuisait, il me semble, tout le jour. À son absence, et ma pensée directement renvoyée au moment présent. À l’hôpital. C’était laid. Je n’ai pas voulu suivre ma famille, je suis sortie dès que j’ai franchis la porte. Je me suis allumé une cigarette. Assise sur le banc situé dans le demi-cercle de débarcadère. Tandis que j’observais ma cigarette trembler entre mes doigts, je m’efforçais de tout mon être de ne penser à rien. Mon père est venu me voir. Il m’a dit viens voir ton frère. Et je l’ai suivi. En silence. Il était couché sur un lit blanc, derrière des portes vitrées. Mon cœur s’est cramponné à ma chair. À peine l’aurais-je reconnu. Sa mâchoire défaite, des cicatrices fraîches sur tout le visage, des bleus mauves sur les pommettes, les yeux fermés et un énorme tube dans la bouche. Mes yeux pleuraient des larmes de stupeur. Sous les draps blancs, on devinait la douleur d’un corps qui se tord, d’un cerveau qui ne saisit pas. Je suis entrée dans la chambre. Il n’y avait que moi et lui. Je n’entendais ni les sanglots de ma mère, ni les toussotements de mon père, ni le ronronnement des machines à oxygène. Le silence était parfait. Avait-il été déjà aussi parfait? Je me suis approchée de lui. Et comme il ne réagissait ni à ma stupeur ni à mes mots inaudibles, je lui ai pris la main. Il était chaud. Il vivait. Il vivait encore et je lui prenais la main, pour qu’il retienne de ma peau la force. Dans la chambre beige. Mon grand frère, mon ami, mon protecteur et par-dessus tout, une partie de moi. Très vite, des dizaines de personnes sont venues. Les tantes, les oncles, les cousins, les cousines, ils entraient par petits groupes. Je leur en voulais de ne pas entendre notre silence. De ne pas comprendre que ce silence valait mieux que toutes les questions du monde. La chambre était pleine. Ma main dans la sienne. Je ne lui ai jamais lâché la main. Je te le jure. Mon père a touché mon épaule. Très doucement. Et je me suis jetée dans ses bras. Il m’a dit pleure ma fille, pleure ma fille. Il m’a amené derrière les portes vitrées. Il m’a dit que les médecins ne pouvaient rien faire. Ils appellent ça une mort cérébrale. Je voyais dans ses yeux une immense colère et je sentais tous ses muscles se tendre, mais il ne voulait pas que je le vois. Tous ces muscles se fendre, pour être capable de m’expliquer doucement ce que lui-même il ne comprenait pas. Le couloir était plein. De visages inquiets, de regards qui quémandent. J’ai su que j’avais le choix. De rester dans ce couloir, entourée de larmes et de bras. Ou de partir, te rejoindre toi. Je te trouverais, et ensemble on écouterait le silence. J’ai dit à mon père je ne comprends pas. Et je suis partie. C’est cette nuit-là, quand je te cherchais partout. Que j’étais allé cogner à ta porte. Chez tes amis, chez tes frères. Chez tes voisines. Partout. Une ombre qui cherche son corps. Les yeux bouffis. Les yeux rouges. Cette nuit-là, alors que je ne te trouvais nulle part, il est mort. Sans moi. Sans ma main dans la sienne. Sans toi avec moi, pour lui tenir la main. Sans aucune chance. À 17 ans. Comme si c’était possible. Cette nuit-là, j’ai pleuré ma vie, j’ai pleuré sans arrêter, j’ai pleuré jusqu’à ce que ma gorge craque et mes yeux se ferment. Où étais-tu mon amie?

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